Sportives : construction d’un contre-modèle dans la presse féminine phalangiste

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Cet article, tiré d’une revue phalangiste spécifiquement destinée aux femmes et éditée à partir de 1954, participe de la création de contre-modèles contre lesquels le régime franquiste, dont l’un des axes idéologiques a bien été, dès 1936, une « croisade morale » visant à reconquérir les valeurs éternelles de l’Espagne incarnées par les femmes, contre la modernité des « rouges », doit se construire. La figure de la « sportive », cumulée à celle de « l’étrangère », remplit ce rôle de repoussoir pour la femme espagnole. S’agissant d’un article de propagande produit par une organisation parafasciste, dominante au niveau idéologique (même si la Section Féminine n’a jamais réussi à se constituer en organisation de masse, contrairement à Acción Católica), il nous informe plus sur les émetteurs, les normes en vigueur et le dispositif discursif, que sur les destinataires des discours.

Le sport et la question de pratiques différenciées en fonction du genre cristallisent bon nombre de discours, en majorité masculins, notamment médicaux et politiques, sur les femmes,  à propos des normes de beauté, de sexualité, de moralité et bien sûr de genre, puisque le sport, en lien avec une certaine militarisation, est conçu comme le domaine par excellence des hommes et du masculin. Si une dose « prudente » d’exercice est recommandé aux femmes, ainsi que la pratique modérée de sports considérés comme féminins (danse, gymnastique, natation, basket) dans le cadre notamment de la Section Féminine de la Phalange, toute pratique intensive, pouvant conduire à la professionnalisation, est interdite, tout comme la pratique des sports considérés comme masculins (sports de combat, football – « sport roi » et non-mixte –, athlétisme, interdit jusqu’en 1961), que l’on retrouve ici comme emblèmes de la « déviance » de ces femmes. Chez les femmes, l’exercice doit servir à former des corps de mère et d’épouse, soit un corps pour les autres, pour le mari et le(s) fils, dont la santé dépend de la santé de la mère. A l’opposé donc de l’Allemagne nazie ou de l’Union Soviétique, l’Espagne franquiste n’a pas utilisé les femmes comme moyen d’expression de sa puissance au niveau international. Dans ce domaine, la prédominance de l’Eglise catholique, l’une des spécificités du franquisme, ainsi que ses impératifs de moralité et de pudeur, expliquent en partie que les femmes n’aient pas accédé à la scène internationale.

La construction de ce contre-modèle passe par une rhétorique qui privilégie l’affect, en associant la masculinité féminine à l’abject, la laideur, la monstruosité. Il est question d’ôter toute crédibilité à la subversion des normes, puisque celle-ci correspond à « l’horreur » : de véritables repoussoirs sont créés. La première personne du pluriel qui soutient ce jugement, expression de la voix de la majorité ou du bon sens, donne l’image d’une menace d’exclusion sociale sur ces femmes ridiculisée, ou sur toute personne qui aurait le désir de leur ressembler. Il s’agit bien d’une dénonciation concrète et incarnée, puisque ce sont les corps même qui sont jugés et décrédibilisés. Ce mépris que l’on pourrait qualifier de genre, pour ces femmes qui empruntent les codes et les pratiques réservées aux hommes, se superpose à un mépris de classe (cf. la référence aux dockers notamment), ce qui appose un double stigma à ces femmes. Rappelons ici que la revue, malgré sa prétention universelle (elle prétend s’adresser à « toutes les femmes ») tient un discours élitiste et inadapté à la situation sociale de l’Espagne de l’après-guerre (conseils de nutrition, puis de mode, en des temps de pénurie), plutôt dirigé à la femme bourgeoise et oisive. Son prix relativement élevé (5 pésètes) confirme l’impossibilité pour des femmes de classes populaires d’y accéder. Il est toutefois révélateur de l’idéologie officielle et de l’image que le régime, et surtout son organe le plus proprement fasciste, la Section Féminine de la Phalange, souhaitait imposer aux femmes.

Entre la femme coquette et évaporée et la sportive masculine, pôles d'identification négatifs, la femme espagnole doit adopter des qualités d’austérité, d’abnégation, de sobriété, de résistance joyeuse à la souffrance, sur le modèle de la patronne de la Section Féminine de la Phalange, Santa Teresa de Jesús. Juste milieu entre deux excès, elle doit faire valoir dans son corps ces principes d’équilibre et d’harmonie qui gouverne les codes de beauté de l’époque, laissant apparaitre une influence classique que l’on retrouve dans les autres régimes fascistes. La beauté comme harmonie de proportions et la perfection entendue comme juste milieu entre des extrêmes qu’il s’agit de condamner s’affichent donc comme des prescriptions morales visant le maintien de l’ordre social. En effet, comme il apparait cet article et dans de nombreux discours politiques et médicaux, les actes et l’apparence informe sur l’être, puisque le corps, selon une conception thomiste de l’individu, est un reflet de l’âme : l’agir, l’être et l’apparaître se superposent totalement. Si donc la féminité est une tâche à actualiser sans cesse, ce qui rappelle l’ambiguïté constitutive des discours sur la « nature féminine », qu’il faut à la fois retrouver, perpétuer et corriger, c’est parce qu’elle ne touche pas seulement le corps mais l’âme à travers lui. Une femme à l’apparence masculine n’est donc pas seulement un monstre, elle est une aberration morale, susceptible de faire basculer les hiérarchies et institutions sociales (on retrouve notamment de nombreux liens établis entre sport et lesbianisme, sport et célibat ou sport et stérilité). Elle perd même, du même coup, sa qualité d’être humain en perdant sa dignité, comprise comme adéquation servile au genre et à la société.

Cette entreprise de diabolisation à l’échelle individuelle contre ces sportives, réifiées et anonymes, gagne en puissance en se confondant avec une diabolisation à l'échelle internationale. La conception de la femme comme réceptacle des valeurs non seulement de la famille mais de la nation est en effet un cadre de lecture valable pour comprendre les discours phalangistes. Le contexte géopolitique nous informe en ce sens : si dans les premiers temps de l’après-guerre c’est la femme moderne incarnée par la femme américaine (la star de cinéma ou la sportive, Helen Stephens par exemple) qui est fustigée, ce qui correspond à l’alliance stratégique de l’Espagne franquiste à l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste et qui fait des Etats-Unis un de ses principaux ennemis idéologiques. Après la défaite des puissances de l’Axe et le rapprochement progressif de l’Espagne et des Etats-Unis (un accord bilatéral est signé en 1953, prélude à une période de relative ouverture économique), on peut remarquer un glissement dû au contexte de la Guerre Froide: les dénonciations touchent plus les femmes des pays qui se trouvent derrière le rideau de fer, comme ici, ce qui correspond au fort composant anticommuniste du régime franquiste depuis son origine. La « mauvaise étrangère » a changé de camp. Genre, classe et nationalité se croisent donc dans cette dénonciation.

 

 

Source: “Los extremos son malos”, “La mujer, ante todo, femenina”, Teresa: revista para todas las mujeres, février 1958, p. 34.

Les localisations correspondent au lieu d'édition de la revue (Madrid) et au siège de la S.F de la Phalange (Castillo de la Mota, donné par Franco à Pilar Primo de Rivera).

Bibliographie

  • Luis Agosti, Gimnasia Educativa (Madrid: Ex Libris, 1947).
  • Jesús Noguer Moré, La esbeltez en la feminidad: formulario de gimnasia femenina (Barcelona: Auge, 1948).
  • Juan Carlos Manrique Arribas, La mujer y la educación física en España durante el franquismo (Valladolid: Universidad de Valladolid, 2008).
  • Pilar Primo de Rivera, Discursos, circulares, escritos (Madrid: Sección Femenina de F.E.T y las J.O.N.S, Afrodisio Aguado, 1950).
  • María Luisa Zagalaz Sánchez, La educación física femenina en España (Jaén: Universidad de Jaén, 1998).
  • Jordi Roca i Girona, De la pureza a la maternidad, la construcción del género femenino en la postguerra española (Madrid: Ministerio de Educacion y Cultura, 1996).