Unité ! La construction d'une internationale intellectuelle face au fascisme
La première double page du premier numéro du journal antifasciste Unité pour l’aide et la défense, sorti en janvier 1936, peut être envisagée comme un document cohérent. La page de droite se compose de l’article fondateur du mensuel, intitulé « Qui nous sommes – ce que nous voulons ». La page de gauche présente les principaux collaborateurs, le sommaire du premier numéro et les modalités d’achat du journal.
Ce mensuel s’inscrit dans la lutte antifasciste française réagissant à la démonstration de force de l’extrême droite du 6 février 1934. Mais la seule dimension nationale n’est pas suffisante pour comprendre tous les enjeux soulevés par le mouvement antifasciste. L’arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie en 1922, de Pilsudski en Pologne en 1926, puis celle de Salazar au Portugal en 1932 et d’Hitler en Allemagne en 1933, la répression sanglante du mouvement social dans les Asturies en 1934, la guerre entre républicains et nationalistes en Espagne en 1936 et la force des Ligues en France impulsent la création d’un mouvement internationale contre le fascisme, rassemblant des individus aux convictions politiques diverses. Paradoxalement, longtemps peu encline à étudier la circulation internationale des idées, l’historiographie a souvent considéré l’antifascisme comme une simple émanation de Moscou. S’il est vrai que les partis communistes sont à la proue de la lutte antifasciste et que la création d’une rhétorique contre l’extrême droite devient le pendant de l’apologie de l’Union Soviétique, il est inexact de croire que l’antifascisme est le simple résultat de l’influence Stalinienne. Ainsi en France, la création des premiers comités antifascistes est l’initiative de membres de la Ligue des droits de l’Homme, et les premières manifestations « spontanées » suivant le 6 février 1934 (quoique vite revendiquées par les appareils) sont le fait de militants de base (SFIO, radicaux, PCF) et de simples citoyens.
L’antifascisme est donc à son origine une nébuleuse. Ce journal cependant est plutôt structuré par des communistes : sur les dix neuf auteurs identifiés de la page de gauche, huit ont déjà été membres d’un parti communiste avant 1936, organisation politique la plus représentée, donc, dans ce journal. Au moins deux des intervenants du mensuel sont membres de la SFIO à de très hauts postes comme Marius Moutet. Au moins trois individus sont adhérents du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes aux plus hautes fonctions. Des organisations para communistes sont aussi représentées : l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, et l’Union des écrivains prolétaires et révolutionnaires, groupant communistes et « compagnons de route ».
Pour autant, la rhétorique antifasciste ne s’adresse pas aux seuls ouvriers, et n’est pas hostile au régime républicain « bourgeois », discours tenu par le PCF jusqu’en 1934. L’article de présentation du collectif et du journal est parsemé de référence à l’humanité, à « la civilisation », montrant une volonté de transcender les différences de classes et de partis. « La terreur a frappé avec une cruauté sans précédent toutes les classes de la société. Toutes les races, toutes les opinions, toutes les professions manuelles et intellectuelles sont représentées parmi ces victimes. »
Ce changement de discours communiste (les partis ayant un discours proche de ce journal) peut s’expliquer par au moins deux facteurs. Premièrement, la diversité des appareils se réclamant de l’antifascisme appelle à des compromis rhétoriques pour rendre le combat commun possible. Deuxièmement, la sociologie des producteurs de rhétorique. A l’époque, le PCF est le seul parti en France à pouvoir se prétendre ouvrier. Plus de quarante pour cent de ses élus sont ouvriers ou fils d’ouvriers en 1946 (les élus des années d’après guerre étant les militants des années 1930) contre moins de vingt pour cent pour la SFIO. Or la sociologie des auteurs est éloquente. Si l’on se penche sur les capitaux scolaires des dix-neuf auteurs, seuls six n’ont pas de diplôme (parmi lesquels André Malraux…) ou les renseignements ne permettent pas de les établir, quatre sont docteurs, deux sont normaliens et agrégés, au moins cinq sont « seulement » licenciés. Les professions indiquées en en-tête sont « écrivains », « professeurs », et « avocats » et sonnent comme des arguments d’autorité pour légitimer la cause défendue. Il est possible que leur position sociale aussi rende ces auteurs plus sensibles à l’idée de Rassemblement populaire qu’à celle d’intérêt de classe. Prolongeant cette analyse sociologique, on remarque sans surprise que les hommes sont de loin majoritaires dans la rédaction (quatorze hommes pour cinq femmes). Une seule des femmes est membre d’un parti politique (Anna Seghers), ce qui confirme que le « sexe du militantisme » (P. Roux et O. Fillieule, 2009), est masculin. On remarque que ces femmes incarnent en un sens encore plus l’élite de l’époque que les hommes de la rédaction, puisque deux d’entre elles sont normaliennes et agrégées (docteure pour l’une des deux au moins) et une est licenciée de lettres, alors même que dans l’entre-deux guerres, « en règle générale, on n’attend pas des filles des performances scolaires qui leur donnerait un métier et une vie indépendante » (Bard, 2001). C’est dans ce contexte social que se comprend la recomposition du discours politique de gauche, et notamment la fin de l’article qui demande à plusieurs organisations non nécessairement communistes, voire de tendance plutôt radicale comme la LDH, de participer à ce mouvement et qui affirme que « [ses] colonnes sont ouvertes aux différentes conceptions ».
Le besoin d’ouverture à plusieurs conceptions politiques ayant pour point commun l’antifascisme est aussi rendue nécessaire par la prétention internationaliste du mouvement. Unité se présente comme « destiné à approfondir l’idée de solidarité internationale ». Ainsi, cinq nationalités sont représentées dans parmi les rédacteurs. Parmi les sept individus non français, les allemands sont particulièrement organisés en réseaux d’artistes et écrivains exilés à Paris. Ainsi Anna Seghers cofonde en 1935 l’Union de défense des écrivains allemands à Paris. Ces exilés s’organisent aussi autour de journaux précis, comme Neuen Deutschen Blätter (Les nouvelles feuilles allemandes) ou Das Wort (la parole). Il faut de plus remarquer que la section « abonnement » en bas de la page de gauche se destine non seulement à la France, mais aussi à la Suisse, à la Belgique, et à la Tchécoslovaquie. Pour finir, si l’on s’intéresse au sommaire, le premier article concerne l’Ethiopie, le troisième le procès de Leipzig, le cinquième évoque les « enfants de tous les coins du monde », un autre évoque Rudolph Claus, un social démocrate allemand.
C’est donc seulement en les replaçant dans les enjeux politiques et les réseaux de sociabilités nationaux et internationaux qu’on peut comprendre les recompositions politiques et rhétoriques de la gauche dans le cadre du mouvement antifasciste. « Les textes circulent sans leur contexte », et la vie intellectuelle n’est donc pas « spontanément internationale ». Mais « il y a une internationale des mandarins qui fonctionne très bien » (Bourdieu, 2002). Ainsi la capacité de parler plusieurs langues, de voyager, correspond aux éléments « distinctifs » jusqu’alors des élites culturelles et est la condition sociale sine qua non ou presque de la circulation internationale des idées et des métissages intellectuels.
La localisation correspond au lieu d'édition du document.
Bibliographie
- Christine Bard, Les Femmes dans la société française au XXème siècle (Paris: Armand Colin, 2001).
- Pierre Bourdieu, "Les conditions sociales de la circulation internationale des idées," Actes de la recherche en sciences sociales 145 (2002): 3-8.
- Noëlline Castagnez-Ruggiu, Socialistes en République : les parlementaires SFIO de la IVe République, (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2004).
- Patricia Roux et Olivier Fillieule (dir.), Le sexe du militantisme (Paris: Les presses de Sciences-po, 2009).
- Serge Wolikow et Annie Bleton-Ruget (dir.), Antifascisme et nation : les gauches européennes au temps du front populaire (Dijon: EUD, 1998).