La réglementation de la prostitution à Lyon pendant la Première Guerre mondiale
Dans un arrêté, daté du 10 décembre 1914(1), le gouverneur militaire de Lyon(2), le général Meunier, commandant de la 14e Région, renforce la réglementation du service sanitaire, soucieux de la santé des troupes menacée par « la contagion engendrée par la prostitution publique et clandestine. » La répression de la prostitution telle qu'elle se manifeste durant la Première Guerre mondiale s'inscrit dans le système réglementariste aussi appelé « système français » qui trouve son origine au lendemain de la Révolution. Il s'agit de tolérer la prostitution tout en la contrôlant étroitement. Dans un premier temps, l'angoisse prostitutionnelle est liée à des préoccupations d'ordre moral et social avant de devenir médicales à partir des années 1870-1880. Cependant, la crainte du péril vénérien ne se répand véritablement dans l'opinion publique qu'au tournant du XXe siècle et prend une dimension nouvelle dans le contexte du déclenchement de la guerre en 1914. L'arrêté du 10 décembre en est la conséquence directe. Pour la première fois, les autorités civiles et militaires collaborent activement sur ce sujet. Le temps de guerre apparaît alors comme un moment de gestion renforcée d'un problème public où les mesures prises pour la « sécurité nationale » entrent en contradiction avec les libertés individuelles.
La réglementation et la répression de la prostitution sont renforcées tout au long du XIXe siècle en France. A Lyon, l'arrêté préfectoral du 27 décembre 1878 sert de référence pour les nouveaux arrêtés pris dès le début de la guerre, souvent à l'instigation des autorités militaires. Le choix du vocabulaire est représentatif d'une certaine vision de la prostituée qui cristallise toutes les angoisses. Cette dernière est considérée comme le vecteur d'un véritable « danger national » qu'il faut prévenir. L'article intitulé « Sur le front intérieur du péril vénérien (1914-1918) » de Jean-Yves Le Naour indique que l'inquiétude des pouvoirs publics et militaires les conduit à mener une « offensive tous azimuts contre cet ennemi intérieur que d'aucuns jugent plus dangereux que le boche. » La lutte anti-vénérienne prend une dimension morale constituant un véritable enjeu dans l'effort de guerre. La force du soldat ne doit pas être affaiblie. Instances militaires, civiles et médicales s'allient dans cette lutte. Le docteur Carry, président de la Commission médicale du service sanitaire à Lyon, durant la guerre, joue ici un rôle majeur. Les réglementations mises en place ne sont pas harmonisées sur l'ensemble du territoire et chaque ville prend ses dispositions. Lyon accorde une grande importance au service sanitaire car 4000 permissionnaires environ y séjournent quotidiennement au cours de la guerre3. Pour Jean-Yves Le Naour, la prise de conscience d'un danger n'a lieu qu'en décembre 1915 lors de la Commission permanente d'hygiène et de prophylaxie sanitaire. Toutefois, l'existence d'arrêtés pris en 1914 montre que l'angoisse vénérienne est une préoccupation réelle pour les autorités dès le début de la guerre.
Les prostituées constituent le point de fixation de l'angoisse vénérienne. Lors des cas de contamination, la femme est systématiquement mise en cause et le militaire malade enjoint à la dénoncer. L'article 5 du titre II concernant les mesures sanitaires spécifie que « Les Chefs de corps, les Médecins chefs des hôpitaux militaires devront signaler d'urgence à l'autorité civile les cas de maladies vénériennes constatées chez les militaires, avec toutes les indications susceptibles de favoriser la recherche et le contrôle sanitaire de la femme à qui peut être imputée la contamination. » Alain Corbin, dans son ouvrage sur Les filles de noce rappelle les piliers du système réglementariste. La surveillance exercée sur les prostituées est permanente. Il s'agit d'enfermer les prostituées dans un milieu clos, à la fois invisible pour la société et transparent pour ceux qui doivent les contrôler. Les dossiers et les fichiers des administrations hospitalières, policières et pénitentiaires se sont perfectionnés. Dans ce domaine, la ville de Lyon innove. Dès le XIXe siècle, les administrations en charge de la prostitution sont concentrées dans un même bâtiment pour en renforcer l'efficacité. La série d'interdictions et d'obligations qui pèse sur ces femmes les enferme dans un « système carcéral »4. Celui-ci prend tour à tour la forme de la maison close, de l'hôpital, de la prison ou du dépôt de mendicité. Au début de la guerre, les maisons closes sont au nombre de six dans la ville de Lyon et les femmes les habitant ne sont qu'une cinquantaine. Ce mode de prostitution est en déclin. Le nombre de femmes isolées, proche de cinq cent, est lui en augmentation.5 Les prostituées contaminées sont majoritairement envoyées à l'hôpital de l'Antiquaille dans la section des Chazeaux, sur les pentes de Fourvière, qui est dévolue aux vénériennes. Si cela est estimé nécessaire, elles sont envoyées en punition à Albigny au nord de Lyon, étant ainsi rejetées à l'extérieur de l'agglomération lyonnaise. La frontière est souvent floue entre ces différents lieux d'enfermement. Leur libre-arbitre est presque inexistant alors qu'à l'opposé la police des mœurs chargée de réprimer la prostitution dispose d'un pouvoir arbitraire quasi absolu. Les articles 3 et 4 du titre premier précisent les peines disciplinaires. Les prostituées sont rarement enfermées pour de longues durées, celles-ci n'excèdent pas un mois en temps normal et la raison de ces arrestations peut être le simple refus de se soumettre à la visite sanitaire. Celle-ci est, en effet, obligatoire comme le spécifie l'article premier du titre II. Alain Corbin indique que cet examen est perçu comme une atteinte à la pudeur, voire un véritable viol d'où la réticence voire la rébellion de certaines filles. Ces dernières en craignent aussi les conséquences. Reconnues malades, les prostituées sont conduites à l'hôpital et souvent retenues contre leur gré. Elles sont également limitées dans leurs déplacements. L'article 5 du titre premier « interdit aux filles soumises de stationner dans les rues avoisinant les casernes et établissements militaires. » Ainsi, les prostituées sont réifiées et déniées de leurs droits les plus élémentaires.
De tels arrêtés sont pris tout au long de la guerre sur l'ensemble du territoire national, notamment à partir de 1915 et des premières permissions. Avec la multiplication des déplacements des soldats et leur présence dans les villes, les autorités souhaitent renforcer les surveillances et les interdictions. L'accueil de nombreux soldats malades ou blessés ainsi que la proximité du camp retranché de Sathonay placent la ville de Lyon au centre des préoccupations sanitaires. L'arrêté du 29 mars 1916 vient compléter celui du 10 décembre 1914 renforçant les peines disciplinaires. L'arrêté préfectoral réglementaire du 31 décembre 1917 précise pour sa part la définition de la prostituée et des lieux de prostitution. La prise en charge du problème prostitutionnel a donc bien lieu à tous les niveaux. Malgré les voix discordantes des abolitionniste, l'idée que la nécessité du temps de guerre justifie l'atteinte aux libertés individuelles pour l'intérêt national fait consensus.
1 Archives départementales 5M245 n°127, santé publique et hygiène.
2 Le général Meunier est installé au Palais du gouverneur militaire (aujourd'hui, 38 avenue Foch)
3 Archives départementales, 4M508 bis.
4 Expression proposée par Alain Corbin dans son ouvrage, Les filles de noce, Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Ed. Flammarion, Paris, 1982.
5 Archives départementales, 5M252.
Bibliographie
- Corbin Alain, Les filles de noce, Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle (Paris: Flammarion, 1982).
- Berlière Jean-Marc, La police des moeurs sous la IIIe République (Paris: Seuil, 1992).
- Le Naour Jean-Yves, "Sur le front intérieur du péril vénérien (1914-1918)," Annales de démographie historique (2002): 107-120.