Elections de conseillères municipales privées à Villeurbanne en 1935
Cette photographie publiée dans La Vie lyonnaise du 11 mai 1935 est assortie d’un commentaire ironique qui donne le point de vue de la rédaction du magazine sur l’opération que l’on voit se dérouler sur le cliché : quatre femmes tiennent un bureau de vote situé dans ce qui peut apparaître comme une cuisine (et donc paraissent être là à leur place « naturelle ») et deux hommes sont du côté des urnes en train de voter. En 1935, cette situation paraît cependant incongrue : les femmes en France n’ont pas le droit de vote et l’on comprend difficilement à première vue comment cette scène est possible.
Le contexte
Cette scène est due à l’initiative d’un maire socialiste, Lazare Goujon, maire de Villeurbanne depuis 1924. En mai 1935 se déroulent des élections municipales où il se présente pour la troisième fois pour un renouvellement de son mandat. La proposition du maire de faire élire à cette occasion des conseillères municipales privées est à mettre en perspective avec la situation internationale, nationale et locale.
- Internationale : la France est le premier pays à avoir accordé le suffrage universel masculin en 1848. Mais dans l’entre-deux-guerres, les Françaises sont mises au ban des réunions internationales féministes du côté des pays « non évolués », car la France est très en retard pour le vote des femmes. La Pologne, l’Espagne, le Royaume Uni, la Russie en Europe, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, la Turquie enfin, l’ont déjà accordé.
- Nationale : depuis 1919, la Chambre des députés s’est prononcée favorablement, à plusieurs reprises, sur le suffrage des femmes, mais le Sénat s’y est toujours opposé. Il s’agit donc par cette expérience villeurbannaise de tenter contourner les entraves législatives de la Chambre haute. Le parti socialiste SFIO, et dans la France entière, plusieurs communes ou départements ont voté des résolutions en faveur du vote des femmes ainsi que, l’Association des maires de France lors de son congrès (1934) tenu dans le Palais du travail à Villeurbanne célébrant le cinquantenaire de la loi municipale de 1884.
- Locale : Lazare Goujon propose donc à son conseil municipal le 26 mars 1935 de « tenter une expérience (..) la création de conseillères municipales privées désignées par le corps électoral » en même temps que les élections municipales officielles et ce, par les électeurs ayant déjà déposé leur bulletin de vote dans l’urne. Le second vote a lieu dans une salle adjacente (d’où l’ironie du commentaire de la photographie). Sur le cliché, les hommes sont donc des électeurs qui se prononcent sur les listes pour élire les conseillères privées qui tiennent le bureau de vote sans, paradoxalement, pouvoir voter elles-mêmes. Pour le maire sortant, cette initiative de dernière minute visait sans doute à s’attirer les suffrages de ceux qui sont favorables au vote des femmes, car sa politique de construction d’un nouveau centre urbain (le Palais du Travail puis les Gratte-ciel et le nouvel Hôtel de Ville) est à ce moment très critiquée par l’opposition communiste pour son coût exorbitant et la réélection de Lazare Goujon est menacée.
La campagne électorale
Trois listes sont en présence pour l’élection de ces conseillères privées : celle soutenue par le parti communiste, le Bloc ouvrier et paysan ; celle du parti des réalisations féminines, soutenue par l’Union française pour le suffrage des femmes (proche de la SFIO) ; enfin celle du Rassemblement des forces familiales et sociale, soutenue par le Comité de défense des intérêts communaux (partisan lui du vote familial) et situé à droite de l’échiquier politique.
Chaque liste organisa des réunions publiques et contradictoires[1]. Le Parti des réalisations féminines se déclare …apolitique ! Les femmes communistes présentent « l’élément féminin comme un des facteurs essentiels dans la conquête du pouvoir par les masses ouvrières et la réalisation du socialisme dans l’État prolétarien ». Les points mis en avant sont le soutien à la maternité et à l’enfance (crèches, garderies, cours d’enseignement ménager..), indemnités de chômage aux jeunes qui n’ont pas encore de travail ; surveillance de l’hygiène publique : au total un programme maternaliste, centré sur les travailleuses.
Les résultats
La transformation du centre-ville mise en oeuvre par la municipalité a entraîné un redécoupage des bureaux de votes de Villeurbanne pour les élections municipales de mai 1935. La ville est découpée en 14 bureaux. L’arrêté préfectoral précise que le premier bureau de vote de Villeurbanne, ou bureau central, se trouve à l’Hôtel de Ville alors que, par exemple, les quelques 1200 électeurs du second bureau, votent à l’école des filles de Cusset, rue Frédéric-Faÿs. Le lieu photographié correspond soit à une salle dite de « travaux manuels » d’une école où les cours d’éducation ménagère (dont la cuisine) existaient dans les instructions officielles du ministère de l’Instruction publique depuis les années 1930, soit une salle de « réunion-cantine » : il en existait une par exemple dans le 3ème bureau de l’école maternelle rue Antonin Perrin. Sept bureaux de vote sont situés dans une école dotée d’une cantine scolaire[2] (hypothèse qui pourrait se vérifier par la présence d’une hotte imposante sur la photographie). Mais rien dans l’article ne permet d’identifier avec certitude le lieu précis où le cliché a été pris.
Seuls 60% des Villeurbannais ayant voté au deuxième tour des élections municipales l’ont fait aussi pour les conseillères privées et les femmes communistes ont obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés. Les quatre élues sont donc toutes sur la liste communiste (dont la fille de l’ancien maire communiste Jules Grandclément).
Ce projet, porté par le socialiste Lazare Goujon dans une démarche éducative, symbolique et militante, a finalement été mis en œuvre par ses farouches opposants, les communistes élus à la municipalité le 12 mai 1935. L’action villeurbannaise a été pionnière et a servi de déclencheur et d’exemple pour d’autres municipalités, qui, avec des modalités diverses, ont fait une place aux femmes dans la vie politique locale, ceci en toute illégalité sinon légitimité, puisqu’il faut attendre avril 1944 pour que les femmes métropolitaines soient déclarées officiellement électrices et éligibles.
[1] Voir la carte des circonscriptions électorales et les cartes des résultats réalisées par Jean-Luc Pinol dans le catalogue d’exposition Le Palais du travail, op.cit., Villeurbanne, Le Rize, 2011, p. 50-51 et p. 74-77.
[2] Les sept bureaux de vote situés dans une école dotée d'une cantine scolaire sont : le 2ème bureau : Ecole de filles de Cusset, rue Frédéric Faÿs, le 3ème bureau : Ecole maternelle, rue Antonin-Perrin, le 4ème bureau : Ecole de garçons, rue Docteur-Dolard, le 6ème bureau : Ecole de garçons, 118 cours Emile Zola, le 9ème bureau Ecole de garçons, rue Armand à Croix-Luizet, le 12ème bureau : Groupe scolaire, rue Jules-Guesde, le14ème bureau : Groupe scolaire, rue Pélisson. Je remercie Boris de Rogalski de m’avoir fourni ces informations.
Bibliographie
- Michelle Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France XIXe-XXe siècles, (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2005).
- Michelle Zancarini-Fournel (coord.), Le Palais du travail (Villeurbanne: Le Rize, 2011).
- Renaud Payre, Une science communale. Réseau réformateur et municipalité-providence. (Paris: CNRS éditions, 2007).