Illustration du Petit Journal sur l'assassinat du Président Carnot à Lyon
Le 24 juin 1894, l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio poignarde le président Sadi Carnot lors de son passage à Lyon, à l’occasion de la tenue de l’exposition internationale et coloniale.
Le présent document participe de l’instrumentalisation de la mort du président, qui cherche à valoriser le régime républicain pour lequel Carnot se serait sacrifié. Le sens donné au crime montre qu’il est récupéré pour servir à la construction identitaire du régime et renforcer sa légitimité. Visant à mettre un terme à la série d’attentats anarchistes, ces iconographies ont pu contribuer à la projection de l’incrimination de la figure de Caserio à la collectivité italienne.
Revendiqué comme un acte anarchiste, ce crime souligne la crise endogène à laquelle le pays est confronté, en remettant en cause la forme des institutions d’un régime encore jeune, incertain, controversé et fragilisé : l’agitation boulangiste entre 1889 et 1891 et le scandale de Panama encore présent dans les consciences provoquent un mécontentement de la population, qui estime que le régime est corrompu et ne sait pas répondre à la question sociale autrement que par la violence. Depuis les événements de Clichy en 1891, le pouvoir réaffirme son assise au travers de la capacité de répression qui sanctionna son accession. Dans le même temps, la violence des propos diffusés par la presse anarchiste encourage la « propagande par le fait ». En réponse, le pouvoir instrumentalise le « péril terroriste » à ses fins : en « criminalisant » l’opposition sociale, il vise à effrayer la population, ce qui développe une psychose collective. Parallèlement, plus de 400 anarchistes sont arrêtés. La répression et la sévérité des jugements rendus amplifient la virulence de la presse anarchiste et les désirs de vengeance, donnant naissance à une série d’attentas qui visent les symboles du pouvoir entre 1892 et 1894. La guillotine auréole Ravachol de la gloire du martyre en 1892 et les actes d’Auguste Vaillant au Palais-Bourbon en 1893, d’Emile Henry début 1894 et de Caserio, s’inscrivent dans la lignée de ce « héraut des idéaux révolutionnaires et libertaires », étendard de la cause anarchiste. L’attentat de Caserio n’est donc pas isolé, mais il forme à la fois la « véritable apothéose de la vague terroriste » et son achèvement.
Ce document mobilise de nombreux moyens de communication pour relayer l’événement : articles, dessins et poèmes résument même les audiences et participent à la résonance exceptionnelle du crime. Ce dernier occupe pendant plusieurs mois les premières pages des quotidiens français les plus lus, notamment le Petit Journal, d’autant plus diffusé qu’il correspond à une nouvelle forme de journalisme : peu onéreux par rapport aux autres journaux, il expédie 80% de ses tirages en province, où il est vendu par des crieurs à la sortie des usines. Connaissant alors son apogée, il représente un million d’exemplaires en pleine crise boulangiste, proportion vraisemblablement doublée cinq ans plus tard. Relais des discours des autorités, ces organes de presse participent de l’ampleur considérable que l’on cherche à donner à l’événement, ce qui explique la force de son inscription dans les mémoires collectives.
Si ce crime est perçu comme l’ « un des plus grands que l’histoire ait eu à flétrir », c’est parce qu’il n’est pas tant jugé comme un acte anarchiste que comme un régicide. La nature de sa revendication est d’ailleurs éclipsée : décrit dans sa fourberie et sa préméditation, son geste est uniquement présenté comme un acte de haine. L’assassin est représenté de dos, titubant et sans chapeau dans la confusion, ce qui le place en porte-à-faux de la société qu’il trahit. L’utilisation des couleurs valorise le bouquet qui lui aurait servit de prétexte pour dissimuler le poignard et s’approcher du président. Contrairement à l’iconographie presque héroïque que fait Le Petit Journal de Ravachol au moment de son arrestation, celle-ci participe de l’incrimination de Caserio, dont on ne mentionne pas le nom : c’est uniquement le crime, l’atteinte à la République qui est mise en avant. Ainsi, on cherche à détruire l’image que le peuple a de la figure de l’anarchiste, souligner l’achèvement de cette spirale révolutionnaire et dissuader ceux qui s’opposeraient de nouveau à l’ordre qui s’affirme.
La représentation de l’ « assassin » tient donc une place secondaire dans cette iconographie, qui veut louer la figure de Carnot. En fonction depuis sept ans, ce dernier a pu instaurer un lien privilégié avec le peuple, jusqu’alors limité par la « Constitution Grévy ». Pour autant, la figure présidentielle est encore inachevée et hésite entre anciennes et nouvelles formes de souveraineté : les déplacements réguliers dans les villes sont autant d’occasions de donner à voir la République et de l’ancrer dans les mœurs. C’est ce qui explique l’attachement des citoyens à la figure présidentielle, ainsi que le rôle d’acteur collectif conjointement donné par l’image et le discours journalistique à la foule, qui « attrape le meurtrier ». Cette représentation se présente comme une prolepse de la prise à partie de l’ensemble de la communauté italienne le soir du crime.
Le martyre vécu par le président est souligné pour l’associer à un soldat sacrifié pour la cause Républicaine, combat qui doit être prolongé par le peuple. La couleur de la blessure, associée à celle de son écharpe présidentielle, tranchent avec les teintes sombres et ternes de l’iconographie : Le Petit Journal est l’un des premiers à utiliser la presse rotative à impression polychrome, inventée par Hyppolite Marioni en 1889.
On ne choisit pas de représenter le président juste avant le coup porté mais bien l’instant d’après, ce qui permet de solidariser la représentation autour des réactions immédiates suscitées par le crime. La constitution des lignes de fuite souligne le rejet dont il fait l’objet. L’illustration vise à montrer que représentants du pouvoir et citoyens condamnent unanimement l’assassinat. Bien que la haute société et les soldats soient majoritairement représentés, la constitution de l’image veut souligner qu’en blessant Carnot, ce n’est pas seulement la République à laquelle on porte atteinte, mais l’ensemble du peuple. Or, cette iconographie est diffusée dans le milieu perçu par les autorités comme populaire. Le crime, perçu comme « une marque de damnation », est réutilisé de façon à ce qu’il fédère la population autour de la République.
Non seulement l’événement rassemble les représentants du pouvoir que l’anarchiste souhaitait atteindre ; mais il permet la diffusion d’une propagande républicaine. Le pouvoir fait du 24 juin 1895 une journée de deuil national, multiplie les inaugurations et donne à voir les références à la République. En donnant à cet événement une signification fondamentale, les autorités cherchent à récupérer le décès pour stimuler une dynamique mobilisatrice et unitaire autour du régime, afin de construire l’identité républicaine. Plus qu’une admonition, on montre que le coup de poignard est contre-productif, puisqu’il unifie la société autour d’une condamnation unanime et permet le renforcement de ses assises et sa radicalisation : le gouvernement de Casimir Perrier complète les « lois scélérates », édictées suite à l’attentat de Vaillant, visant à réprimer toute forme de contestation du pouvoir. Bien que le discours souligne l’inutilité du crime et la longévité du régime, le décès dont on nuance l’importance, est loué.
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