Violences contre les Italiens de Lyon suite à l’assassinat du Président Carnot

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Dans la nuit du 24 au 25 juin 1894, l’annonce du décès du président Sadi Carnot des suites du coup de poignard porté par l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio, à l’occasion de la tenue de l’exposition internationale et coloniale, provoque un déchaînement de violences à l’encontre de la communauté italienne à Lyon.

Le présent document éclaire les différents facteurs qui ont provoqué la prise à partie de la plus ancienne communauté étrangère sur le sol lyonnais. L’éclatement des tensions résulte autant des effets indirects de l’instrumentalisation politique du décès du président que des relais du discours officiel, qui se font les complices de ces violences et les accentuent considérablement, lorsqu’ils ne les légitiment pas.

L’acte de Caserio est en effet d’autant plus porteur de désordre qu’il atteint la représentation d’un pouvoir fragilisé. Ses fondements sont d’autant plus incertains que seule la violence permet alors son assise et que la population l’estime discrédité et corrompu. Ainsi, le crime réveille et stimule l’ensemble des tensions latentes et les exacerbe, ce qui explique que cet assassinat soit ressenti avec autant d’acuité. D’autres facteurs s’ajoutent à ce mécontentement : « rivalité économique et animosité politique conjuguent leurs effets pour mettre le feu aux poudres ». L’embauche des Italiens déclenche une trentaine de conflits, entre 1890 et 1913, pas toujours sur les lieux de travail prétendument défendus et ce même après l’issue de la crise. L’hostilité collective s’intensifie et prend une nouvelle forme à l’annonce du décès du président Carnot. Moins d’un an après le massacre d’Aigues-Mortes, cet événement forme l’acmé des défoulements collectifs et populaires à Lyon, les 24, 25 et 26 juin 1894 : « l’ouragan humain se déchaînait dans son entière violence. Toutes les vieilles rancunes, décuplées par le forfait d’un misérable de nationalité italienne, se donnaient libre cours ». Cet incident, qui témoigne du regard alors porté sur les Italiens, montre que même si Lyon est un « vieux centre d’immigration italienne », ces immigrés ne sont pas à l’abri de la « forte poussée xénophobe des trois dernières décennies du siècle ».

Cet « horrible crime » est vivement ressenti par la population parce que Carnot, en fonction depuis sept ans, avait renouvelé la pratique présidentielle et s’était imposé comme une figure mobilisatrice, familière et relativement populaire. Cette relation plus affective avec la présidence a pu déterminer la signification de l’assassinat et accentuer la colère des lyonnais à l’annonce de son décès.

Plus que cette dimension traumatique, la signification extrêmement lourde donnée aussitôt au crime par les autorités a aussi stimulé les échauffements. L’enjeu de l’instrumentalisation de la mort présidentielle est d’autant plus important que cette dernière s’insère dans un contexte de psychose collective, renforcé par l’impuissance du régime à éviter les attentats. La construction du bouc-émissaire préserve donc le pouvoir d’une éventuelle mobilisation de l’ensemble du corps social, qui aurait pu menacer les assises fébriles du régime. Une image apolitique et consensuelle du président défunt est développée, pour que cette mort fédère les citoyens autour de la République, qui doit être défendue : le maire de Lyon, Gailleton, exhorte les citoyens en « ce jour de deuil national et de terrible épreuve », à rester « serrés autour du drapeau de la République ». En voulant donner un impact exceptionnel et structurel à l’événement dans les mémoires collectives, les autorités ont donc indirectement accentué la violence des réactions lyonnaises.

La façon dont la presse à relayé l’incident a aussi renforcé l’animosité des habitants à l’égard de la communauté italienne. D’abord, la sensation avec laquelle les « derniers détails » sont relatés s’inscrit dans un contexte de fascination pour les « faits divers » à la fin du siècle. Dans cette idée, des rubriques quotidiennes sont créées pour mettre l’affaire au devant de la scène politique ; on mobilise également les symboles communs aux autres moyens de communication sollicités dans cette « sur-médiatisation » : la couleur du deuil arbore nombre des éditions du 25 juin.

Aussi, les journaux accentuent le climat de peur et le sens de l’assassinat, qu’ils transforment en événement-écran pour détourner l’attention des citoyens du scandale politico-financier de Panama, en reléguant au second plan cette atteinte à la crédibilité du parlementarisme. L’amplification est telle que les journaux relaient les craintes croissantes d’un nouvel attentat et les rumeurs inquiétantes, comme celle de l’état de siège de Lyon le 25 juin, rapidement démentie par les autorités. Alors que le pouvoir s’appuyait sur la presse pour diffuser son discours, il s’avère dépassé par la résonance qu’elle construit autour de l’événement, et qui pourrait contrarier l’effort réalisé pour mobiliser le peuple autour du régime.

Le discours journalistique sur le crime, souvent agrémenté de commentaires défavorables à Caserio, est tributaire de l’affect : on donne à voir « le plus infâme des attentats » comme un acte de haine, soumis à l’impératif destructeur des libertaires ; il en résulte une confusion entre anarchisme et terrorisme. La diffusion et la reconstruction de l’événement ont ainsi pu contribuer à l’élargissement du processus d’incrimination, de la figure de Caserio à la communauté italienne-bouc émissaire.

En identifiant la nationalité de l’auteur de « cet horrible forfait », nouvelle qui se répand « avec la rapidité de l’éclair », on assiste à une inversion du processus d’incrimination : c’est la collectivité italienne entière qui est soudainement prise pour cible pour le crime commis par un Italien. Conséquemment, un paradoxe s’établit entre la circonscription spatiale des populations perçues comme dangereuses et l’étendue spatiale des violences à leur encontre : cette dernière fait écho à l’étendue de la diffusion des discours hostiles à Caserio. Les épicentres des échauffements sont donc multiples et ne se limitent pas au consulat italien ou à la Guillotière, où leur nombre était important.

Les manifestants mettent notamment à sac le café d’Isaac Casati, localisé rue du Bât d’Argent, à proximité du lieu de l’assassinat ; mais aussi le restaurant Philippe Casati, qui est situé place Bellecour. A l’instar de ce dernier, les commerçants italiens apposent même sur leurs vitrines des pancartes expliquant qu’ils sont Français.

Les violences n’étaient donc pas aussi spontanées que cela : les « bandes furieuses » se sont d’abord agglomérées et déplacées pour atteindre les espaces les plus fréquentés de la ville. Si les petits commerces sont majoritairement touchés, les établissements italiens saccagés, -tel que l'Union musicale italienne, alors localisée rue Mazenod- ne remplissaient pas seulement des fonctions économiques, puisqu’ils constituaient des lieux de sociabilités où ces immigrés se retrouvaient.

Si l’ensemble des représentations italiennes de l’espace urbain est concerné, c’est parce que ce sont les symboles identitaires, les devantures et enseignes qui portent des patronymes italiens qui sont visés. En brisant les vitres de ces établissements sur les grandes artères de la voirie lyonnaise, il s’agit de briser l’image de la communauté dans l’espace public. Or, s’attaquer collectivement à ce groupe étranger lui renvoie indirectement une image de lui-même, lui permettant de prendre conscience de sa cohésion.

Bibliographie

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